25

L’air nocturne était pur et froid ; aucun son d’origine humaine ne troublait le canyon en contrebas de la maison de Cole. À l’arrière de celle-ci, une terrasse en bois surplombait les pentes baignées d’ombre, tel un plongeoir au-dessus de nulle part. Pike approcha du garde-corps. L’air était agréable comme une caresse, et suffisamment limpide pour mettre en valeur les lumières qui cascadaient jusqu’à la ville. Sur cette terrasse, à quelques pas du halo de clarté venu de la maison de Cole, Pike appréciait sa solitude.

Il se retourna et s’adossa à la balustrade, face au mur invisible de la large baie vitrée. Rina et Yanni, toujours assis l’un contre l’autre sur le canapé, regardaient dehors de temps en temps. Cole s’affairait dans la cuisine, préparant le repas.

Pike sortit son portable et appela George Smith. Il n’en avait pas envie mais il devait lui parler de Walsh.

George répondit dès la première sonnerie, avec son accent d’animateur radio.

— Allô, ici George. Qui est à l’appareil ?

— Williams est mort, dit Pike. Deux de ses hommes aussi. Jamal Johnson et Samuel Renfro.

George éclata de rire.

— Bah, c’est la vie. Ils ne l’ont pas volé.

— Ce n’est pas moi. Quelqu’un les a butés la nuit où ils ont assassiné Frank.

— Ah, tu me demandes si j’étais au courant ? Non, non.

— Je ne te demande rien. J’ai pensé que tu devais le savoir, au cas où tes amis d’Odessa te poseraient la question.

— Dans ce cas, muchas gracias.

— Autre chose que tu devrais savoir. Mon véhicule était sous surveillance de l’ATF quand je suis passé te voir ce matin. Ils pourraient venir faire un tour, frapper aux portes.

George resta silencieux de longues secondes. Quand il reprit la parole, quelque chose de sombre émaillait sa voix.

— Tu les as conduits à ma boutique ?

— Je n’en sais rien. Ils m’avaient collé un GPS sous le châssis. Ils savent où je me suis garé et combien de temps je suis resté. Je ne peux pas te dire s’ils m’ont vu ou non.

Nouveau silence.

— Et tu t’étais garé où ?

— À un bloc au nord.

Encore un silence.

— Ce ne sont pas les commerces qui manquent dans ce coin-là.

Pike ne se donna pas la peine de répondre. George secouait les faits pour voir s’ils lui semblaient acceptables, à la façon d’un terrier secouant un rat.

De l’autre côté de la vitre, Rina se leva. Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur, cherchant à localiser Pike dans les ténèbres, puis dit quelque chose à Yanni. Celui-ci eut un geste d’agacement, comme s’il était pressé de partir.

— Pourquoi est-ce qu’ils viendraient frapper aux portes, Joseph ? interrogea George.

— Darko. Ils savent que je reçois des informations sur les Serbes par quelqu’un qui est dans la place. Ils veulent ma source. Ils vont sûrement essayer de reconstituer mon itinéraire et de localiser toutes les personnes à qui j’ai parlé aujourd’hui.

George rit brusquement et, retrouvant sa diction d’animateur :

— Hé, ce bon vieux George Smith n’a rien à voir avec un réfugié bosniaque, sacrenom ! S’ils se pointent, je leur dirai que tu cherchais une lampe. Et je te fiche mon ticket que j’arriverai à leur fourguer une chouette petite applique. Je leur consentirai peut-être même une remise.

Tandis que George riait de plus belle, Rina contourna le canapé et se dirigea vers la terrasse. Pike allait devoir raccrocher, mais il avait encore un service à demander à George.

— Une dernière chose.

— J’écoute.

— Je vais m’attaquer au business de Darko, et je tiens à ce qu’il sache que c’est moi. Les gens d’Odessa pourraient peut-être lâcher mon nom dans certains quartiers de l’ex-bloc de l’Est.

— Autant te coller une cible sur la poitrine.

— Oui.

George émit un petit soupir.

— Bon, OK.

Et il raccrocha au moment où Rina ouvrait la porte-fenêtre. Elle émergea sur la terrasse pendant que Pike rangeait son portable.

— Il fait noir, dit-elle. Pourquoi vous restez dans le noir ?

Pike hésita. Il se demanda s’il devait lui parler de ce qu’il avait trouvé à Willowbrook et décida finalement que la réponse était oui. Le bavoir plié dans sa poche palpitait comme une créature vivante, pressée de sortir.

— Les braqueurs de Darko sont morts, dit-il.

Elle se raidit visiblement et le rejoignit près du garde-corps.

— Vous les avez retrouvés ?

— Oui. Jamal Johnson, Moon Williams. Vous connaissiez leurs noms ?

Elle secoua la tête.

— Samuel Renfro ?

Elle secoua de nouveau la tête.

— Ils ont été abattus juste après avoir enlevé votre fils et assassiné mes amis. La même nuit.

La bouche de Rina se serra comme un nœud.

— Il y avait quelqu’un d’autre avec eux ? interrogea-t-elle en le transperçant du regard. Michael ? Mon enfant ?

— Non. Mais j’ai trouvé ça.

Pike sortit le bavoir de sa poche, en s’émerveillant une nouvelle fois de sa douceur. À peine l’eut-il ouvert que son arôme d’abricot l’assaillit, malgré les riches senteurs qui imprégnaient l’air nocturne.

Rina le prit, apparemment aussi émerveillée que Pike.

— Mais rien qui puisse nous dire où est mon bébé ?

— Non. Je regrette.

Elle plissa le front et se détourna vers le canyon. Pike décida de lancer un ballon d’essai au sujet de Jakovic.

— Il y a une autre piste à explorer – un certain Milos Jakovic. Vous savez qui c’est ?

Elle scruta longuement les ténèbres, haussa les épaules.

— Le vieux. Michael travaille pour lui.

— Ils font des affaires ensemble ?

— Aucune idée. Le sang n’est pas bon.

— Ils ne s’aiment pas ?

— Je ne pense pas. Michael ne m’a jamais parlé de ça, mais j’ai entendu des choses. C’est comme pour ses affaires. Je ne suis qu’une pute.

Elle se tourna vers le canyon. Pike était mal à l’aise.

— Jakovic ou quelqu’un qui travaille pour Jakovic sait peut-être où est Michael, dit-il.

— Je ne connais pas ces gens.

— Il n’y a pas quelqu’un à qui vous pourriez poser la question ?

Elle se mordilla l’intérieur de la joue et haussa de nouveau les épaules.

— C’est comme une autre famille. J’aurais trop peur, je crois.

Pike n’insista pas, conscient qu’elle avait sans doute raison d’avoir peur. Si Jakovic et Darko étaient en guerre, elle risquait de se retrouver prise entre deux feux.

— Je comprends. Laissez tomber.

— Je le ferai si c’est ce que vous voulez.

— Laissez tomber.

Après un moment de silence et d’immobilité, elle se pencha par-dessus la balustrade pour sonder les obscures profondeurs du canyon.

— C’est tout noir, dit-elle.

Pike ne répondit pas.

— Vous avez des enfants ?

Il secoua la tête.

— Vous devriez. Vous devriez faire plein de bébés et être un bon père.

Pike, une fois encore, ne répondit pas.

Rina porta le bavoir à son visage, et il la vit humer le puissant arôme d’abricot et l’odeur de son fils. Elle se toucha le ventre là où les coups de couteau avaient laissé leurs marques – comme si la douleur qu’elle avait éprouvée à l’époque et celle qu’elle éprouvait maintenant étaient liées. Pike eut envie de la toucher lui aussi à cet endroit, mais il se retint.

— On va le retrouver, dit-il.

— Oui. Je sais qu’on va le retrouver.

Rina se plaqua contre lui et leva vers son visage des yeux noyés d’ombre qui semblaient à l’affût de quelque chose.

— Je serai avec vous. Ça va bien se passer.

— Vous n’avez pas besoin de prendre ce risque.

— Je ferai tout ce que vous voudrez.

Pike se détourna.

— Allez chercher votre sac, je sais où vous installer tous les deux.

Il repartit avec eux, sans manger.

Règle N°1
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